Tuesday, June 28, 2005

"Il était un père" : révélation d'une oeuvre charnière d'Ozu LE MONDE | 28.06.05 | 13h40

Critique
"Il était un père" : révélation d'une oeuvre charnière d'Ozu
LE MONDE | 28.06.05 | 13h40 • Mis à jour le 28.06.05 | 13h40


Ozu est un continent. Cette place, immense et singulière, du cinéaste japonais sur la carte mondiale du cinéma est une des rares qui soient de nature à induire des réflexes dont on assume fièrement le conditionnement. Considérer par exemple - sur le fil d'une oeuvre où les films miroitent selon les variations d'un collier de perles fines - que la sortie en salle d'un de ses films inédits, Il était un père, équivaut, pour donner un ordre d'idées, à la publication d'un chapitre inconnu de A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust.
On doit à Yasujiro Ozu (1903-1963) une cinquantaine de films, de Gosses de Tokyo (1932) au Goût du saké (1962). Il importe néanmoins assez peu qu'on découvre le cinéaste à l'occasion de ce film inédit ou qu'on rattache ce dernier à la connaissance d'une oeuvre suffisamment lacunaire (nombre de ses films sont perdus), pour que cette découverte fasse événement.

Réalisé en 1942 d'après un scénario datant de 1937, Il était un père est un des rares films d'Ozu à avoir été tournés durant la seconde guerre mondiale. Comme le titre l'indique, son sujet - les relations entre un père et son fils - se rattache à un thème universel qui nourrit depuis la nuit des temps l'inspiration des artistes, sur un registre qui va de l'exaltation de la piété filiale à la description d'une rivalité sans merci, en passant par une réflexion sur la transmission des valeurs.

La note que fait entendre Ozu dans cette vaste polyphonie est si évidemment originale qu'elle semble d'autant plus précieuse. Une note reconnaissable entre toutes : son timbre est ténu, sa résonance profonde. Débarrassée du pathos et de la psychologie, dégagée de la gangue poisseuse des bons ou des mauvais sentiments, épurée des ficelles de la dramaturgie et de l'anecdote, elle frappe sec et juste, directement à l'os.

Qu'est-ce qu'être père, qu'est-ce qu'être fils ? Voilà les questions auxquelles ce film, à défaut de les trancher, confère la mystérieuse conviction d'une forme cinématographique. Cette forme, terriblement ambiguë et en même temps si intensément, si cruellement juste, est celle de l'éloignement, qui permet à la fois au père de cesser d'être un fils et au fils de devenir père à son tour.

Soit un veuf, modeste enseignant dans une ville de province, et père d'un garçonnet dont l'éducation lui tient plus que tout à coeur. Lors d'un voyage scolaire à Tokyo, un écolier se noie. L'enseignant, s'estimant moralement responsable de cette catastrophe, présente sa démission, et part s'installer avec son fils dans sa ville natale, où son propre père avait vendu sa maison pour lui payer ses études.

SÉQUENCE DE PÊCHE

Rattrapé par les besoins d'argent, soucieux de donner à son fils toutes les chances dans la vie, le père annonce à ce dernier qu'il leur faut se séparer, au cours d'une séquence de pêche d'autant plus inoubliable que les deux silhouettes, filmées côte à côte sur la berge, accordent solidairement leur mouvement au fil de l'eau qui passe. Mais le destin d'un père et d'un fils consiste, tôt ou tard, à être séparé par ce courant qui les unit aujourd'hui. Avec le départ du père à Tokyo, ils ne se reverront désormais que de loin en loin, chacun ayant à charge d'assumer sa propre part de ce que l'existence lui impartit : sacrifice et culpabilité pour le père, déception et ressentiment pour le fils, bonheur désenchanté de précaires retrouvailles.

A cet égard, la catastrophe inaugurale du film de l'enfant noyé est significative, quand bien même l'événement semble se dissiper au cours du temps. Survenue à Tokyo, où le père va passer le reste de ses jours, elle suggère qu'en tout fils vivant gît un enfant mort, que toute joie paternelle doit composer avec l'arrachement de la séparation, et plus essentiellement peut-être, que la vocation d'un père est d'enseigner à son fils l'art d'apprendre à vivre sans lui.

De manière symétrique, tout fils, à l'instar du personnage du film, devenu à son tour enseignant, vit en puissance avec la mort du père, et doit un jour l'affronter, quitte à s'en retourner avec la future mère de son propre enfant. Incidemment, ce très beau film permettra de surcroît aux connaisseurs de l'oeuvre de rajouter un maillon manquant dans l'évolution du cinéma d'Ozu. Film-charnière, Il était un père rompt avec l'hétérogénéité et l'expérimentation des films d'avant-guerre en même temps qu'il annonce la manière des chef-d'oeuvre de la maturité.

ELLIPSE ET LITOTE

Le thème d'un parent veuf qui doit se séparer à l'occasion d'un mariage de son enfant se retrouvera ainsi dans Printemps tardif (1949), Fin d'Automne (1960), et Le Goût du saké (1962). Plus essentiellement, on trouve préfiguré dans Il était un père ce goût de la simplicité et de la chronique des gens ordinaires qui relèvent, en réalité, d'une extrême stylisation.

Composition et épurement du cadre, plans fixes, caméra au ras du sol, recours à l'ellipse et à la litote, distanciation du jeu des acteurs et du regard sont autant d'éléments qui oeuvrent au génial et fructueux paradoxe de ce cinéma. Un cinéma conservateur et moderne, trivial et poétique, enfermé dans les quatre coudées de la vie familiale et ouvert à l'irréductible solitude de l'individu.

Ozu est "le plus japonais des cinéastes" et aussi le plus sensible à la manière dont l'homme (a fortiori japonais) demeure étranger à lui même. Elever le cinéma à la dimension d'un rite de dépossession et l'homme à la hauteur de ce destin qui est le sien : telle est l'incomparable leçon donnée par ce "marchand de tofu" (pâte de soja) - comme il aimait à se désigner lui-même pour justifier de l'apparente modestie de ses films - la plus belle et le plus digne que le cinéma puisse prodiguer.

Film japonais de Yasujiro Ozu avec Chishu Ryu, Shuji Sano, Haruhiko Tsuda, Shin Saburi, Takeshi Sakamoto. (1 h 26.)

Jacques Mandelbaum

Repères biographiques

1903. Naissance à Tokyo.
1922. Engagé aux studios Shochiku comme assistant opérateur.
1927. Réalise Le Sabre de pénitence. Première collaboration avec Kogo Noda, son scénariste attitré.
1929-1931. Tourne une série de comédies sociales. La contestation sociale, la misère et les relations parents/enfants deviennent les thèmes fétiches du cinéaste japonais.
1936. Premier long-métrage parlant, Un fils unique, traitant de la relation entre une mère et son fils.
1938-1940. Appel dans l'armée impériale, en Chine. De retour au Japon, il écrit un scénario, qui sera censuré puis modifié et donnera naissance au Goût du riz au thé vert en 1952.
1949. Après plusieurs années passées à Singapour, notamment aux mains des Anglais, Ozu retrouve Kogo Noda et tourne Printemps tardif considéré au Japon comme le "film le plus profondément japonais jamais réalisé".
1953. Réalise Voyage à Tokyo, le plus célèbre de ses films, tourné à hauteur d'homme accroupi sur un tatami et fait uniquement de plans fixes. Ce sera la première oeuvre du cinéaste sortie sur les écrans français en 1978.
1958. Fleurs d'équinoxe, premier film en couleur.
1959-1960. Le réalisateur japonais entreprend plusieurs remakes de ses films antérieurs.
1963. Ozu meurt le 12 décembre, jour de ses 60 ans, quelques mois après la sortie de son dernier film Le Goût du saké.

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