Annie Ernaux-Marc Marie
L’usage de la photo
Annie Ernaux Marc Marie, Gallimard, 2005
par Alice Granger
Annie Ernaux a raison d’écrire que, de ce lit dans lequel, pour la première fois, à l’âge de 17 ans, elle passa toute une nuit avec un garçon, elle n’en est jamais revenue, elle ne s’en est jamais relevée. Ce lit échoua à se fixer comme un lit conjugal, elle préféra l’étonnement renouvelé des lits aléatoires. Elle appartenait à la première génération de femmes pour lesquelles c’était possible.
Si elle n’en est jamais revenue, alors chaque nuit, et chaque histoire avec un homme différent, chaque acte sexuel, ne sont que la réitération de cette première nuit avec un garçon, cet instant-là s’éternise par la répétition, par le renouvellement, c’est toujours un homme différent, un lit différent, dans des endroits différents, mais c’est pour entretenir le même étonnement que celui de la première fois, c’est pour fixer le premier garçon. C’est pour immortaliser la scène unique d’une disparition définitive dans l’acte sexuel, la ralentir. Le garçon l’emmène ailleurs, elle monte dans une fusée destination ailleurs, invisible.
N’est-ce pas ce qui est photographié ?
Ce livre : Annie Ernaux, Marc Marie, séparément et sans se donner à lire ce qu’ils écrivent pendant tout le temps que ça dure, écrivent à partir des photos que l’un ou l’autre prend des vêtements tombés au hasard lorsqu’ils se sont déshabillés pour faire l’amour, dans des lieux variés, Cergy sa maison à elle étant le lieu fixe, mais aussi des chambres d’hôtel.
Annie Ernaux est en traitement pour un cancer du sein. Marc Marie vient de quitter à la fois sa compagne, son appartement et son travail. Il lui écrivit d’un hôtel de Bruxelles, juste après la mort de sa mère, dont il n’arrivait pas à se relever. Elle remarqua le papier à lettres de cet hôtel dans lequel, coïncidence, elle séjourna elle-même quatorze ans auparavant, lorsque sa propre mère était en train de mourir. Ils vinrent tous deux dans cet hôtel, à Bruxelles, pour l’amour. La mort de leur mère respective plane donc sur leur histoire d’amour ! Comme l’écrit Marc Marie, ils font un ménage à trois car, du fait du cancer en traitement, la mort est très présente, envahissante, poche de chimio qu’elle a accrochée à son ventre, cathéter qu’elle a sous la clavicule, crâne lisse sous la perruque, absence de poils pubiens, de cils, teint de cire qui évoque les pensionnaires du musée Grévin ou les cadavres en attente de dissection à la fac de médecine…Mais cette mort, par cette femme si vivante qui rit, qui vit sa vie sexuelle comme si de rien n’était, semble tenue éloignée. On ne peut s’empêcher de penser que cet homme, par cet amour bizarre avec cette femme elle-même dans une situation bizarre, précaire, à fricoter avec la mort, dit adieu, prend le temps de dire adieu à sa mère redevenue vivante dans sa mort. Il s’est mis en vacances de tout le reste pour accomplir cela. En ayant repéré, en l’écrivaine Annie Ernaux, le personnage qui pouvait le mieux rendre cela possible. D’une certaine manière, son cancer en traitement tombe pile, pour cet amour-là spécial ! Elle aussi est en situation de vacances, par son cancer.
Et elle ? Dit-elle aussi adieu à sa mère par cet amour-là ? Ou à quelqu’un d’autre par sa mère ? Le masque de sa mère s’était-il mis sur elle par la transformation de son apparence due au traitement (aux mauvais traitements subis par son corps, traitement agressif, toutes sortes d’examens), et à la fin s’est-elle elle-même écarté ce masque pour le jeter à jamais ? Ce corps entre les mains de la médecine comme entre les mains de cet homme, crâne nu, pubis nu, était-il comme le corps d’une petite fille retrouvé un moment ? Sans poils pubiens, ce sexe apparaît à l’homme comme ressemblant à celui d’une petite fille.
Alors, la scène invisible dont témoignent le lendemain les vêtements épars photographiés, interprétables comme un test de Rorschach, de même que Annie Ernaux depuis toujours a une immense curiosité pour ces taches, par exemple sur les matelas, mais aussi traces de doigts sur les lettres, les pages, taches de confiture, etc…qui racontent des choses, un ailleurs, cette scène invisible est-elle seulement une scène d’amour unique se prolongeant de répétition en répétition ? Annie Ernaux aurait-elle la passion de se voir disparue à jamais dans ces photos-là où le couple est invisible ? Ecrirait-elle pour que le lecteur, pris à témoin de sa disparition dans un acte sexuel n’ayant plus de fin, en atteste la réalité par les traces matérielles qu’elle en laisse sciemment ? Voudrait-elle que le lecteur soit aussi curieux qu’elle de ces taches ? Voudrait-elle que le lecteur soit le voyeur d’une scène invisible sexuelle où elle disparaît, mais disparition s’éternisant par l’intérêt voyeuriste et en demandant encore ?
Ou bien, dans ce livre, est-ce aussi autre chose ? Ce livre, cet épisode de son histoire où la mort vient réellement rôder autour d’elle, ne donnerait-il pas un sens nouveau à cette fameuse nuit de ses 17 ans dont elle dit qu’elle ne s’est pas relevée ? La première nuit avec un garçon. N’aurait-elle pas imaginé qu’un garçon emmènerait la petite fille dans un pays des merveilles invisible, un acte sexuel pour rester en arrière, dans le noir éblouissant de la jouissance fusée pour rester dans l’avoir été ? L’été, écrit-elle, c’est toujours avoir été. La première nuit éternisée dans l’étonnement renouvelé des lits aléatoires, ne serait-ce pas de rester jeune fille ? Or, cette première nuit n’était-elle pas censée lui faire perdre son état de pure jeune fille pour la faire advenir femme ? Ne se serait-elle pas relevée de ce lit-là pour ne jamais s’apercevoir qu’elle n’était plus une jeune fille...à sa mère ou comme…sa sœur morte devoir de mémoire à rendre à sa mère ? Simple proposition de lecture…Et si cet homme-là la lui faisait vraiment perdre, cette vie de jeune fille ? Et si la mort ne rôdait que pour pouvoir emmener un dû, l’abandon par la femme qu’elle est devenue par cette nuit immémoriale de la fille qu’elle aura "été", pour advenir autre ?
Comme l’écrit Annie Ernaux, ces photos écrites se changent en d’autres scènes dans la mémoire ou l’imagination des lecteurs…
Elle aussi imagine, en regardant les photos. Elle a toujours désiré conserver l’image du paysage dévasté d’après l’amour. Comme pour vérifier qu’elle n’y revient pas ? Photo de la chambre de l’Institut Curie : à l’intérieur, elle écrit qu’elle se sent dans une sorte de lieu idéal, des humains prennent soin d’autres humains, d’elle. Pourrait-on dire qu’ils la maternent, que c’est un lieu matriciel revisité, où son corps cancéreux serait le lien retissé avec son corps fœtal ? Malmené, certes, mais ça prend soin autour.
Une photo. C’est Marc Marie qui écrit. Une chaussure d’homme piétine (c’est moi qui souligne) un soutien-gorge, ce n’est plus un soutif, c’est un frelon qu’on écrase sur le carrelage ! Quelle violence ! On dirait aussi la violence d’une défloration, d’une désacralisation ! Voici l’homme muselant, d’une simple, noire et impérieuse pression de semelle, l’éternel féminin ! Le pied droit est celui qui shoote. Et, si elle veut se défendre, peut-être, Marc Marie lui avait dit que c’était le pied pour le coup de pied dans les couilles. En tout cas, il raconte une histoire du temps jadis où il aurait pu avoir à se défendre par ce coup de pied-là d’une agression. Des chaussures à lacets. Pas faciles à délasser, quand ça urge…le désir a le temps de retomber…Ou le temps de se dégriser…Ambivalence… Mettre ce genre de chaussures pour ne pas se précipiter…
Douleur causée par M. encore plus forte que celle causée par l’incertitude sur l’issue du cancer. M. est-il allé téléphoner à son ancienne compagne ? M. va-t-il s’éloigner un jour ? Quelle genre de révélation sera celle vécue avec lui ?
Photo prise dans le bureau. Les amants ont fait tomber des objets du bureau d’Annie Ernaux, en faisant l’amour. Elle écrit qu’elle a eu envie de photographier le saccage d’un sanctuaire ! Ce saccage, comme il vient en résonance avec le musellement de l’éternel féminin !
Intense sensation que les jours de leur histoire sont comptés. Mais peut-être aussi de l’histoire datant des 17 ans ? Sont comptés les jours de leur histoire dans une bulle, celle-là même dont il écrit qu’elle s’est constituée avec la maladie elle-même. Puis il évoque cette femme si vivante mais dont la naissance fut subordonnée à la mort de sa sœur. Quelle est l’immortelle qui s’est tapie dans son corps sous la forme de cellules cancéreuses immortalisées, pourrait-on se demander ? Qui la chimio doit-elle séparer enfin ?
Elle écrit : depuis que nous écrivons, nous sommes dans une avidité photographique, et c’est une perte qui s’accélère.
Elle était éblouie de pouvoir être si heureuse, comme si c’était elle vraiment, peut-être, comme si elle était sûre qu’il s’agissait d’elle, pas d’une autre, enfin. Et elle ajoute…de me sentir la même qu’à 18 ans, qu’il me fallait vivre tout tout de suite car j’allais cessé d’être jeune à l’automne. Enterrer la vie de jeune fille ?
Tragique, la photo, à l’inverse de la chanson capable de retenir les instants de bonheur. La photo est éperdue, elle est un trou par lequel on aperçoit la lumière du néant. Toute photo est métaphysique, écrit Annie Ernaux.
Lui : tu as toujours voulu écrire comme si tu devais mourir après, eh bien tu y es…
Elle : comment penser ma mort ?
Mais peut-être y a-t-il une autre vie, après cette mort-là ?
Lui : venir à Bruxelles avec A. c’était aussi recréer ma ville d’adoption, et donner à mon enfance le pouvoir de s’éteindre !
Alors, la photo suivante ! Annie Ernaux écrit : rien n’appartient à M. sur cette photo ! Et elle se met à parler du lit qui apparaît sur la photo. Un lit style Napoléon III, comme celui de Brigitte Bardot, qu’elle et son mari cherchèrent longtemps. Un lit qui, pourtant, ne fut jamais vraiment conjugal, car lorsque enfin ils le reçurent, ils ne faisaient plus l’amour depuis cinq mois et se séparèrent trois ans après. Voilà le lit qui apparaît sur la photo, le lit aléatoire, pas le lit conjugal, pourtant au cœur de la maison conjugale, mais une anomalie, un lit qui ressemble plus au lit de la première nuit avec un garçon, à 17 ans, et là, le mari, il ne pouvait évidemment pas lutter… Un lit pas comme celui des parents, dit-elle. Aura-t-elle toujours empêché que son lit à elle ne devienne pas comme le lit des parents jusque dans son mariage ? La photo semble avoir, par ce lit, rendu visible le premier lit, celui des 17 ans.
Devant une photo où se reconnaissent soutien-gorge, porte-jarretelles, string, elle ne se reconnaît pas. Cela pourrait être tombé d’un mannequin. On dirait qu’elle s’est éloignée de cette scène.
Lui : à propos du jean par terre, sur la photo, il évoque son adolescence, portant les oripeaux de l’élève Marie, modèle conçu et façonné par ses parents, bon élève, pantalon en tergal et chemise en nylon, moqué par ses copains, eux en jean. Par le jean, sur la photo, il se débarrasse du garçon à ses parents (à sa mère ?) qu’il a été. Il se détache. Il a pu se dénuder sans horreur.
Elle, devant une photo : tout est transfiguré et désincarné. Paradoxe de cette photo qui, au lieu de donner plus de réalité à leur amour le décérèbre. Une fixation serait-elle enfin sortie de sa tête ? En tout cas, elle écrit : ici je suis morte ! Clin d’œil au cancer ? Les cellules immortelles sont mortes ?
Lui : ces photos ont valeur de journal intime de l’année 2003. L’amour et la mort. Et ils posent, chacun d’eux, les scellés sur une partie de leur histoire.
C’est dire si nous, lecteurs, nous pouvons entendre beaucoup de choses dans ce livre ! Cela a l’air simple. Mais c’est autre chose. Une histoire d’amour se tisse avec un traitement chimiothérapique et avec l’écriture, pour, peut-être, laisser mourir ce qui devait être laissé à la mort, et pour laisser vivre.
Alice Granger Guitard
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